L’agriculture biologique : simple alternative ou projet de société ?

 

En France, fin 2015, l’agriculture biologique représentait plus de 1,3 million d’hectares cultivés mais seulement 4,9 % de la surface agricole utile (SAU). Ce mode de culture est mis en pratique dans 28 725 fermes bios et représente 10 % de l’emploi agricole. 13 491 transformateurs, distributeurs et importateurs participent également à l’approvisionnement en produits bios des grandes surfaces et magasins indépendants 1. Avec, en plus, les emplois de contrôle, de conseil, de recherche et de formation, l’agriculture biologique génère aujourd’hui 100 000 emplois équivalents temps plein.

 

 

Si les premiers écrits sur ce type d’agriculture remontent au début du siècle dernier 2, ses enjeux et ses définitions ont beaucoup évolué depuis. Ce mode de production agricole fait l’objet de nombreux débats, car il représente une alternative à une agriculture conventionnelle toujours plus en rupture avec l’agriculture traditionnelle, telle que l’a connue l’humanité au cours des dix mille dernières années.

 

 
Cette agriculture conventionnelle, de type productiviste, est elle-même fortement critiquée car elle constitue une menace pour les ressources naturelles indispensables à l’homme, à savoir l’eau, les sols et la diversité biologique, ressources fondamentales pour la production pérenne des denrées alimentaires. Les effets conjugués des engrais, des pesticides et des herbicides (salinisation, destruction d’organismes nécessaires à l’équilibre biologique des sols) engendrent la stérilisation et l’érosion des sols. Ces processus diminuent la surface des terres agricoles disponibles au niveau mondial 3 et la biodiversité. La contamination des sols touche les nappes phréatiques et rend nécessaire le traitement des eaux destinées à la consommation humaine, qu’elle peut même rendre impropres à cette consommation. De plus, la présence des pesticides dans les produits agricoles, leur « effet cocktail », ainsi que les traitements sanitaires dispensés aux animaux posent des problèmes importants de santé publique.

 

 
L’agriculture biologique s’inscrit en totale rupture avec ces pratiques et tente de produire des denrées saines sans autre impact sur l’environnement que celui de fertiliser le sol. L’usage des machines agricoles est limité, l’emploi agricole revalorisé et les circuits courts de distribution privilégiés. Mais au-delà de ces aspects techniques, c’est tout un projet de société qui est en germe. Or ce projet, très clair dans l’esprit et les actions de nombreux militants et producteurs bios, est souvent réduit à une simple alternative de consommation par les pouvoirs publics.

 

 
En 1991, l’Union européenne, légiférant sur ce qu’elle estimait être un marché à réguler, se bornait à définir l’agriculture biologique comme n’utilisant pas de produits chimiques de synthèse et sans OGM. Cette définition évoluera et s’étoffera avec les années, sans réussir cependant à se départir du préjugé selon lequel il s’agit d’une production visant un marché de niche.

 

 
En effet, le règlement cadre (CE) n° 834 / 2007 du Conseil du 28 juin 2007, toujours en vigueur, la définit d’une manière techniciste, se bornant à énumérer des techniques de production sans faire état de la nécessaire prise de conscience des dégâts générés par l’agriculture conventionnelle. L’agriculture biologique est donc, selon sa définition, « un système global de gestion agricole et de production alimentaire qui allie les meilleures pratiques environnementales, un haut degré de biodiversité, la préservation des ressources naturelles, l’application de normes élevées en matière de bien-être animal et une méthode de production respectant la préférence de certains consommateurs à l’égard de produits obtenus grâce à des substances et à des procédés naturels.4 »

 

 
Cette dernière partie est révélatrice de la considération qu’ont ses rédacteurs pour l’agriculture biologique et les consommateurs. Cela revient à dire que l’agriculture biologique est un ensemble de pratiques permettant l’obtention de produits spécifiques destinés à une catégorie de personnes qui, contrairement à d’autres, se soucient de leur santé, de celle de la planète et de la manière dont sont traités les animaux d’élevage. Il existerait donc une catégorie majoritaire de producteurs proposant, sciemment, des produits nocifs et dangereux pour la santé à une catégorie majoritaire de consommateurs disposée à les utiliser. C’est nier le défaut de mise en lumière et de condamnation claire de pratiques dangereuses pour l’homme et la planète, de la part des politiques et de la communauté scientifique.

 

 
La définition de l’agriculture biologique se termine ainsi : « Le mode de production biologique joue ainsi un double rôle sociétal : d’une part, il approvisionne un marché spécifique répondant à la demande de produits biologiques émanant des consommateurs et, d’autre part, il fournit des biens publics contribuant à la protection de l’environnement et au bien-être animal ainsi qu’au développement rural. »

 

 
Cette définition est réductrice de ce qu’est l’agriculture biologique. Celle-ci porte en elle plus qu’une simple technique agricole délaissant produits phytosanitaires, OGM et utilisation systématique d’antibiotiques pour l’élevage. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’avancent certains députés, « retourner à un système d’exploitation post-néolithique » et à « l’âge d’or idéal d’avant l’apparition de la chimie » 5. Ce n’est pas un effet de mode. Ce ne sont pas des produits de luxe destinés à une classe sociale particulière, ces « certains consommateurs » auxquels fait clairement référence la définition.

 

L’agriculture biologique, c’est manger sans s’intoxiquer, produire sans exploiter, découvrir sans s’arroger, commercialiser sans mentir et décider sans suivre.

 

 

L’agriculture biologique est une manière d’appréhender le monde et notre relation à la nature, en opposition complète avec la vision occidentale qui voudrait que celle-ci soit hostile à l’homme et qu’il doive la soumettre pour son propre bien-être et sa sécurité. Elle s’oppose au dogme des économistes classiques qui considèrent les ressources naturelles comme des biens inépuisables et appropriables par le plus offrant. Elle interroge aussi notre lien avec les générations passées et ce que nous léguerons aux générations futures. Les générations futures que nous évoquons ne sont pas les enfants sans visage des siècles à venir, mais nos propres enfants et petits-enfants. L’agriculture biologique nous donne des pistes pour repenser notre rapport au monde. D’abord parce qu’elle vise à fertiliser les terres cultivées et non à les épuiser, à sauvegarder la biodiversité qui est précieuse, à ne pas polluer l’eau et les nappes phréatiques en y déversant des produits toxiques, et à préserver ainsi des ressources naturelles disponibles en quantités limitées.

 

 
L’agriculture biologique replace l’agriculteur au premier plan. Elle n’altère pas sa santé et fait de lui un technicien capable de s’adapter à son milieu et de le connaître mieux que personne pour en tirer les meilleurs fruits. Elle éloigne la perspective de voir nos paysans convertis en simples acheteurs de semences, applicateurs de produits phytosanitaires, dépendants des aides gouvernementales ou travailleurs indépendants intégrés dans des processus de production qu’ils ne maîtrisent pas. Elle vise à améliorer leur qualité de vie et leur revenu en privilégiant les circuits courts et la vente directe.

 

 
Ainsi, l’agriculture biologique nous offre l’opportunité de réintégrer le circuit productif et de délaisser un statut de consommateurs dociles prêts à avaler n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment. Notre préférence pour des aliments sains, de saison, plus riches en antioxydants, non chargés en métaux lourds et sans résidus de pesticides 6 est ainsi satisfaite par ce type d’agriculture proposant des produits de qualité et de proximité.

 

 
L’agriculture biologique ne nous contraint pas seulement à repenser nos manières de cultiver, d’élever, de commercialiser et de consommer. Elle nous oblige à questionner les dogmes politiques de notre époque et à prendre de la distance par rapport à eux. Le mythe de la croissance à tout prix, au moyen du pillage effréné des ressources naturelles, la stérilisation des espaces cultivables (via la construction d’autoroutes, de zones commerciales et de grands projets inutiles), se révèlent dangereux si l’on considère la Terre comme un organisme vivant qu’il nous appartient de sauvegarder et non de dépouiller. Promouvoir l’agriculture biologique transcende la seule production de produits alimentaires. Il s’agit d’un projet philosophique et politique qui implique une véritable démocratie participative. L’agriculture biologique, c’est manger sans s’intoxiquer, produire sans exploiter, découvrir sans s’arroger, commercialiser sans mentir et décider sans suivre.

 

C’est une porte d’entrée pour repenser activement le vivre et produire ensemble, une opportunité offerte à l’humanité ; c’est aussi un cadeau fait aux hommes par une poignée de paysans.

 

 

1. Chiffres Baromètre Agence BIO CSA/2015
2. Voir article « Les pionniers de l’agriculture biologique », p.75
3. Selon un rapport de l’ONU, 5 à 10 millions d’hectares de terres agricoles disparaissent chaque année dans le monde du fait de l’érosion et de l’épuisement avancés des sols. Assemblée générale des Nations Unies, Le droit à l’alimentation, août 2011, p. 6.
4. Règlement cadre (CE) n°834/2007 du conseil du 28 juin 2007
5. Nicolas Dhuicq, député UMP de l’Aube, lors des débats sur la Loi d’Avenir Agricole. Source : Le Monde du 9 janvier 2014.
6. Van Eeckhout, Laetitia, « Les fruits et légumes bio, plus riches en antioxydants », Le Monde du 23 juillet 2014.